L’innovation frugale : concevoir mieux avec moins

9 août 2013 13 h 01 min1 commentaire

Dans un contexte de raréfaction des ressources naturelles, l’innovation frugale qui foisonne dans les pays émergents se taille une place croissante en Occident. Spécialiste du sujet et co-auteur du best-seller « L’Innovation Jugaad : Redevenons Ingénieux ! », Navi Radjou décrypte pour Courant Positif les ressorts de cette nouvelle forme d’innovation et son potentiel économique pour la France.

Qu’est-ce que l’innovation frugale ?

Navi Radjou

Navi Radjou

L’innovation frugale (ou « Jugaad » en hindi) est la capacité ingénieuse à « faire plus avec moins ». C’est à dire à maximiser la valeur apportée aux consommateurs, actionnaires et à la société en général tout en minimisant l’utilisation de ressources rares (énergie, capital, temps). L’innovation frugale est pratiquée aujourd’hui par des milliers d’entrepreneurs dans les économies émergentes comme l’Inde, la Chine, l’Afrique, où le Brésil qui sont imprégnées de fortes contraintes et dans lesquelles des « innovateurs de base » conçoivent des solutions abordables et durables dans les secteurs essentiels comme la santé, l’énergie, l’éducation ou l’alimentation. Il est fascinant d’observer que ces innovateurs sont capables de trouver des opportunités dans l’adversité. Ils sont confrontés à une grande rareté de ressources et une énorme complexité et pourtant ils puisent dans leur ingéniosité et résilience pour mettre au point des solutions très efficaces qui offrent plus de valeur à leur communauté tout en minimisant les ressources qui sont souvent rares dans ces marchés là. C’est l’exemple de Mansukh Prajapati, un potier indien qui a conçu MittiCool, le réfrigérateur le plus écologique du monde. Développé en argile et 100% biodégradable, il fonctionne sans électricité et peut conserver fruits, légumes et lait frais pendant plusieurs jours.

Quels en sont les atouts ?

L’innovation frugale peut revigorer l’économie européenne. En Europe et en France en particulier, il est impératif pour les entreprises de faire preuve d’agilité et de frugalité vu qu’elles sont confrontées à une complexité grandissante et à une rareté de ressources. Les structures et processus industriels de l’après-guerre (gros budgets R&D, hiérarchies, etc) ne sont plus adaptés au monde complexe dans lequel nous vivons. Il faut trouver une nouvelle formule de croissance qui soit inclusive et durable. Les entreprises françaises doivent désormais apprendre à créer plus de valeur avec moins de ressources et surtout à trouver des opportunités dans l’adversité. C’est la seule façon pour elles de rester compétitives pendant la période de grands bouleversements socio-économiques et technologiques que nous traversons. L’innovation frugale constitue un levier important pour bâtir une « économie positive ».

Pouvez-vous nous citer des exemples concrets ?

En Europe, et surtout en France, certaines entreprises ont déjà adopté l’innovation frugale pour développer des solutions abordables qui sont génératrices de forte croissance : c’est le cas de Siemens, Unilever, Renault-Nissan, L’Oréal, Lafarge, Air Liquide, et SCNF évoquées dans mon livre. Par exemple, Siemens a conçu toute une gamme de produits abordables et éco-efficaces sous le label SMART (Simple, Maintenance-Friendly, Affordable, Reliable, Timely-To-Market). Siemens a ainsi développé un moniteur cardiaque doté de micros bon marché en lieu et place d’un coûteux système à ultrasons. Siemens estime que ces produits SMART représentent un marché mondial de 200 milliards de dollars. Et grâce au leadership visionnaire de Carlos Ghosn (qui a inventé, en 2006, la notion d’« ingénierie frugale ») Renault a créé une rupture dans  l’industrie automobile mondiale en lançant en 2004  sa Logan à 5.000 euros, et par la suite toute une gamme de véhicules bon marché et durables sous la marque Dacia. Aujourd’hui Renault (avec son partenaire Nissan) tente de pousser les limites de l’innovation frugale plus loin en investissant dans la plate-forme CMF-A qui servira de base pour le développement de voitures ultra-low-cost qui seront lancées en Inde et dans d’autres pays émergents. En tant que chercheur et consultant, je suis impressionné par le fait que parmi les entreprises pionnières de l’innovation frugale sur le plan mondial, on compte beaucoup de sociétés françaises comme Renault. C’est très encourageant pour l’avenir…

L’innovation frugale peut-elle constituer un levier de transition vers une Innovation-frugaleéconomie verte ?

Certainement. Qand on parle de « faire plus avec moins », le « moins » s’applique aux ressources naturelles. L’objectif est donc de minimiser l’utilisation de l’eau et du pétrole dans la chaine de fabrication tout en apportant plus de valeur (tangible et intangible) aux consommateurs. Prenez Unilever, le géant des produits de grande consommation : son PDG Paul Polman compte doubler les bénéfices d’ici à 2020 tout en réduisant de 50% son empreinte écologique. Pour réaliser cet objectif ambitieux, l’équipe R&D de Unilever (dirigée par Geneviève Berger, Française et médecin de formation) est en train de reformuler tous ses produits et reconstruire sa chaîne logistique sous l’angle de l’innovation frugale afin d’utiliser les ressources naturelles de manière beaucoup plus efficace.

Outre ses bénéfices pour les consommateurs et l’environnement, l’innovation jugaad profite-t-elle aussi aux collaborateurs ?

Absolument, car l’innovation frugale ne se pratique pas de façon isolée dans une tour d’ivoire (contrairement à l’approche R&D traditionnelle). Les entreprises qui pratiquent l’innovation frugale collaborent intensément avec des partenaires externes (fournisseurs, clients, ONG, et agences gouvernementales) pour co-créer des solutions abordables et durables. Donc l’innovation jugaad/frugale s’appuie sur un écosystème dynamique et résilient qui génère de la valeur pour tous les collaborateurs.

Plutôt qu’une concurrence croissante entre Occident et pays émergents, vous envisagez à l’avenir une coopération renforcée, source de co-création de solutions. De quelle manière ?

Prenez l’exemple du moniteur cardiaque de Siemens que j’ai mentionné auparavant : il a été conçu et fabriqué en collaboration étroite entre des ingénieurs indiens et allemands de Siemens. Ni les Indiens ni les Allemands n’auraient pu le concevoir isolément. De la même façon, la plateforme CMF-A – qui sera partagée entre Renault et Nissan – incarne une véritable synthèse des états d’esprit et compétences de plusieurs cultures : elle conjugue la mentalité jugaad des jeunes ingénieurs indiens avec la compétence en gestion de projets des ingénieurs français de Renault et l’expertise technique des équipes R&D japonaises de Nissan. Je crois donc que l’on s’oriente graduellement vers un monde « polycentrique » et multipolaire dans lequel l’innovation va s’effectuer « en réseau » en intégrant les compétences et talents spécialisés de diverses régions. Mais pour bâtir ces réseaux d’innovation à l’échelle transnationale, il faut que les PDG et politiciens en Europe (et surtout en France) surmontent leur myopie nationaliste et adoptent une vision « win-win » (gagnant-gagnant)  de la mondialisation plutôt que de la percevoir comme un « Zero-sum game ».

L’économie et la culture d’entreprise françaises sont-elles propices au développement de l’innovation frugale ?

Oui assurément. En tant que Français, ce qui me surprend est le fait qu’en France on pratique le Système D inconsciemment tout le temps dans la vie privée, mais c’est tabou de le pratiquer dans le monde professionnel qui est trop structuré et hiérarchisée. Cette dichotomie — voire schizophrénie — m’amuse beaucoup. Mon livre « L’innovation Jugaad » est un éloge du Système D qui je crois peut injecter plus d’agilité et de dynamisme dans le milieu du travail français qui est devenu trop cadré et formel. Il est temps de se « décoincer » un peu et se reconnecter avec notre esprit de « débrouillardise » pour improviser des solutions ingénieuses (et frugales !) en transformant les contraintes en opportunités. Il est temps que la France reconnue comme un grand pays d’ingénieurs se métamorphose en un grand pays d’ingénieux !

Propos recueillis par Nicolas Blain

Plus de détails dans cette interview vidéo réalisée par l’IDDRI.

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